Je dis souvent que les agriculteurs sont des entrepreneurs. J'avais d'ailleurs fait un édito dans "Les Echos" où je comparais les agriculteurs aux start-uppers parisiens (oui j'ai osé 😂). Mais il y a une dimension qui n'est que trop rarement traitée dans les exploitations : la gestion des relations humaines. Pourtant c'est un facteur (si ce n'est LE facteur) clé de la réussite de toute entreprise.
Alors, comment l'agriculteur se retrouve à pratiquer du management au quotidien, parfois un peu malgré lui ? Pourquoi ce sujet n'est-il quasiment jamais abordé dans le monde agricole ? Et comment y remédier ? Tentative de décryptage !
Le sujet de la gestion des relations humaines m'est venu car je suis en charge de réaliser le Podcast du CNAOL (Conseil National des Appellations d'Origine Laitières). Ils m'ont proposé de faire un sujet sur le management dans les fermes (publication de l'épisode dans quelques jours). J'ai trouvé l'idée excellente ! J'ai alors rencontré Nicolas Dumont, éleveur laitier en AOP Saint-Nectaire. Il avait ressenti le besoin de demander à son syndicat une formation en management. Il me déclarait très justement "en agriculture, on a des solutions techniques pour tout sauf pour gérer l'humain !". Pourtant, les managers le savent, ce n'est pas une dimension toujours facile à appréhender. Même si certains ont des qualités innées pour gérer les Hommes, être un bon manager, ça s'apprend !
Les relations humaines au centre de l'exploitation
Dans une exploitation, l'humain est partout. L'agriculteur doit souvent :
se gérer soi-même
gérer ses parents
gérer ses salariés
gérer son ou ses associés
gérer toutes les personnes qui gravitent autour de la ferme (techniciens, vétérinaires, conseillers...)
L'agriculteur se retrouve donc quotidiennement en interaction avec une multitude de personnes. Comme tout chef d'entreprise, apprendre à gérer les relations humaines peut représenter, pour lui comme pour la conduite de l'exploitation, un gros plus. Il s'agit par exemple de savoir pratiquer une écoute active, être clair dans les consignes données à ses salariés, prendre le temps de contrôler le travail réalisé, faire des retours pour que le collaborateur s'améliore, proposer des perspectives d'évolution, organiser le travail avec des horaires cadrées et des tâches clairement réparties, gérer et désamorcer les conflits... Bref, la liste est longue et être un bon manager ne s'improvise pas.
Un mélange du pro et du perso qui n'est pas favorable à la gestion des relations humaines dans les fermes.
La gestion des relations humaines est toujours un point délicat en entreprise. Et c'est encore plus vrai chez les agriculteurs. Pourquoi ? Parce que, plus que tout autre entrepreneur, pour l'agriculteur, le pro et le perso sont étroitement liés. Cela empêche parfois de prendre du recul sur les situations, notamment dans ses relations avec les autres. L'agriculteur prend les choses à cœur et on le comprend car ce mélange du pro et du perso est dû à différentes raisons :
Plusieurs générations sont souvent présentes sur l'exploitation
Le schéma agricole classique veut que le jeune installé reprenne l'exploitation de ses parents, en passe, ou fraichement partis à la retraite. Ces derniers ont souvent du mal à décrocher, d'une part parce que leur descendance a souvent besoin d'un coup de main pour faire face à la charge de travail et d'autre part parce qu'ils vivent sur l'exploitation et qu'ils viennent de transmettre le travail de toute une vie . Dans ce contexte, difficile pour eux de ne pas donner leur avis sur la manière dont leur enfant gère l'exploitation. Les nouvelles pratiques et les changements proposés par le jeune installé sont souvent vécus comme une remise en question du travail effectué le temps d'une vie. Le jeune doit alors taper du poing sur la table pour imposer sa vision, souvent sur fond de tensions. J'ai à plusieurs reprises ressenti ces conflits de génération lors de mes passages dans les fermes et on sent, en en discutant avec les principaux intéressés, à quel point ça peut parfois être pesant.
L'agriculteur ne va pas au travail, il vit en plein milieu !
La maison et l'entreprise, c'est pareil !
Ils sont nombreux les agriculteurs à vivre au cœur de leur exploitation. Il n'y a alors pas de distanciation physique entre l'entreprise et la maison. L'agriculteur ne va pas au travail, il vit en plein milieu ! Il n'a pas le fameux trajet qui permet de décompresser en rentrant de sa journée. Quand il rencontre des difficultés sur l'exploitation, il les a sous les yeux du matin au soir en passant par le week-end.
La réussite personnelle de l'entreprise : une affaire personnelle.
L'agriculteur est souvent la troisième génération ou plus à être installée sur l'exploitation. Il n'est pas question qu'il soit celui qui mènera l'entreprise familiale à sa perte, coûte que coûte. Et pas question non plus de laisser paraitre ses failles et ses difficultés auprès de son entourage.
Les agriculteurs se mettent souvent une pression familiale et sociale forte, ce qui implique que le travail prend une dimension émotionnelle importante et cela peut parfois conduire à des situations explosives.
Le travail avec le vivant.
Le fait de travailler avec le vivant n'aide pas non plus à faire la dissociation entre le pro et le perso. Il faut y être du matin au soir en passant par les week-ends. Les vacances sont difficiles à prendre. Et puis l'agriculteur est guidé par la nature. Il a des fenêtres météo pour effectuer ses tâches : avant c'est trop tôt, après c'est trop tard. Il y a donc souvent une forme d'urgence à effectuer les choses. Difficile dans ce contexte de prendre du recul sur son entreprise et sur son travail.
Toutes ces raisons impliquent donc que le pro et le perso sont intimement liés pour les agriculteurs ce qui peut rendre les relations avec les autres encore plus difficiles à gérer. Les émotions peuvent alors facilement prendre le pas, encore plus quand on connait la charge de travail des agriculteurs qui engendre forcément de la fatigue. Cela peut parfois altérer le discernement dans les prises de décisions ou la gestion d'un conflit par exemple.
Un sujet tabou
Accompagner les agriculteurs pour être formés à la gestion des relations humaines parait donc essentiel. Mais il semble qu'il y ait une forme de tabou. Dans le podcast du CNAOL, Nicolas me raconte "ce sujet du management est parfois une bombe à retardement, ça remue beaucoup de choses en soi. Moi-même j'ai été très secoué en suivant la formation qu'on nous a proposé sur le sujet.
Ça a remis en question beaucoup de choses dans ma manière de travailler certes, mais aussi dans ma manière de faire." Ou d'expliquer encore "il y a deux types de réactions au début de la formation : soit les participants partent tout de suite en disant que c'est n'importe quoi, soit ils ont des réactions très fortes au fil des échanges. Je me suis aperçu que les situations étaient explosives dans de nombreuses fermes".
Alors comment améliorer la gestion de l'être humain au sein d'une exploitation ?
Il me semble donc indispensable que les instances agricoles s'approprient la problématique et accompagnent les agriculteurs dans la démarche. Mais attention, si des choses sont faites, au vu du poids émotionnel du sujet, il faut que ce soit géré par des professionnels et que l'accompagnement se fasse sur le long cours. Il ne s'agit pas de remuer des choses puis de laisser l'agriculteur livré à lui-même avec ses chamboulements.
Deux axes me paraitraient intéressants à exploiter :
Généraliser les formations au management
L'initiative de l'AOP Saint-nectaire gagnerait à être généralisée. Comme tout chef d'entreprise, l'ensemble des agriculteurs devrait être sensibilisé au management. C'est d'autant plus vrai qu'on voit le profil des exploitations évoluer petit à petit. Le dernier recensement agricole montre un agrandissement des exploitations (+15 hectares en 10 ans), une hausse du recours au salariat (+8%) et une baisse drastique des aidants familiaux (-40%). Le GAEC (association entre agriculteurs) est aussi de plus en plus plébiscité. Bref, les exploitations se professionnalisent et s'éloignent petit à petit du modèle familial traditionnel.
À mon sens, des formations au management devraient être proposées dans les lycées agricoles, et particulièrement au sein du programme du BPREA (Brevet Professionnel Responsable d'Entreprise Agricole, diplôme indispensable pour avoir le titre de chef d'exploitation) pour sensibiliser l'ensemble des agriculteurs à ce sujet.
Faire de l'exploitation une entreprise un peu plus comme les autres
Ce point ne va peut-être pas plaire à tout le monde mais je pense, qu'à titre individuel, les agriculteurs gagneraient à prendre des distances avec leur exploitation pour la considérer un peu plus comme un travail comme les autres.
Bien sûr le métier d'agriculteur ne sera jamais un boulot lambda, il nécessite de la passion et beaucoup d'engagement. Il ne s'agit pas de perdre ces dimensions fortes du métier mais de trouver un meilleur équilibre. Cela me semble nécessaire pour deux raisons :
Pour préserver l'agriculteur : c'est important de réussir à couper avec le travail et à prendre parfois du recul pour se préserver et tenir sur la durée aussi bien physiquement que mentalement.
Pour la pérennité de l'exploitation : un agriculteur capable de prendre du recul est un agriculteur qui sera apte à prendre de meilleures décisions en dépassionnant les sujets. Il sera aussi certainement plus à même de gérer ses relations avec les parties prenantes de la ferme notamment lorsque des situations conflictuelles se présentent.
Les jeunes agriculteurs tendent de plus en plus vers cette distanciation. Ils sont nombreux à faire le choix de vivre à quelques kilomètres de l'exploitation et le GAEC est un statut plébiscité notamment parce que l'association avec d'autres paires permet de prendre des week-ends et des vacances.
Les nouveaux installés semblent être à la recherche d'un meilleur équilibre que les générations précédentes et c'est tant mieux !
Pour conclure, il semble essentiel que les instances agricoles proposent aux agriculteurs qui le souhaitent des outils et solutions pour mieux gérer les relations humaines dans les fermes. On parle souvent de pérennité des exploitations et de renouvellement des générations. Ce sujet me semble être une des pierres angulaires pour relever ces défis. Parce que, comme me le disait Nicolas Dumont, "à la ferme, quand l'humain va, tout va !"
Pour aller plus loin, n'hésitez pas à écouter l'épisode du Cnaol avec Nicola Dumont :
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