Voilà maintenant quelques années que l'on voit fleurir les start-ups développant des solutions pour répondre au besoin des agriculteurs et du monde agricole, j'ai nommé les start-ups de l'AgriTech. Les chiffres de 2022 avaient de quoi impressionner : près de 50 levées de fonds ont eu lieu, avec un ticket moyen de 13 millions d'euros. Sous l'impulsion de La Ferme Digitale, l'AgriTech est même devenue cause nationale en intégrant le plan France 2030.
2023 et 2024 sont venus nuancer ces propos. La crise a impacté l'ensemble des marchés financiers et les investisseurs, tous secteurs confondus, se sont montrés plus frileux. Le secteur de l'AgriTech n'a malheureusement pas dérogé à la règle. En parallèle, force est de constater que le monde agricole rencontre des difficultés multiples.
Par-dessus tout, un challenge immense attend le secteur : nourrir une population croissante, en ayant un impact positif sur l'environnement, le tout à des prix accessibles et en assurant une juste rémunération des agriculteurs. Vaste programme !
J'ai dernièrement eu la chance d'interviewer via le podcast avec Hervé Pillaud, référence sur les questions d'innovation en agriculture. Une question m'est alors venue en préparant notre discussion : l'innovation sauvera-t-elle le monde agricole ? Tentative de décryptage !
L'innovation, un outil puissant pour l'agriculture de demain
Bienvenue dans la troisième révolution agricole, celle des connaissances !
Le monde agricole n'a pas attendu les start-ups pour innover. Les paysans innovent même depuis la nuit des temps en inventant de nouveaux outils et de nouvelles techniques. Dans l'ère moderne, le changement s'est accéléré il y a maintenant plusieurs dizaines d'années, plus précisément dans les années cinquante, avec l'arrivée du tracteur dans les fermes. Une véritable révolution pour les paysans qui gagnaient en confort et en efficacité de travail, c'était la révolution de la mécanisation.
S'en est suivie la révolution des intrants (il s'agit ici des engrais et produits phytosanitaires) dans les années 60. Là aussi, les agriculteurs et leur famille racontent le changement que cela a été dans les champs. Multipliant les gains de productivité, ces intrants ont participé à retrouver une auto-suffisance alimentaire de l'Europe, alors que la famine menaçait le continent au sortir de la guerre. Cette révolution aura malheureusement marqué l'environnement de son empreinte, mais ça, on ne le saura que plus tard.
Et bienvenue aujourd'hui dans la révolution qu'Hervé Pillaud appelle "la révolution de la connaissance", celle du savoir, de la recherche et de l'innovation ! Et c'est là que les start-ups de l'AgriTech ont leur rôle à jouer. Le champ de connaissances s'est approfondi, celui des innovations aussi, avec beaucoup de promesses pour produire plus et mieux.
Mais concrètement, quand on parle d'innovation, de quoi parle-t-on ?
Aujourd'hui, l'innovation est partout dans les fermes : capteurs d'aide à la détection de vêlages, caméras de surveillance, GPS ultra-perfectionnés de pilotage des tracteurs, applications mobiles pour gérer son troupeau...
Contrairement aux idées reçues, les agriculteurs sont de fervents utilisateurs de la technologie et y ont de plus en plus recours pour améliorer leurs conditions et leur efficacité de travail.
Aujourd'hui, on peut classifier les innovations en plusieurs catégories :
Les plateformes de gestion : elles permettent l'accompagnement des agriculteurs dans la gestion de leur exploitation. On parle ici des outils d'aide à la gestion des troupeaux et des cultures, de la comptabilité, des ventes, des achats, etc.
Les outils de modélisation : encore peu développés, c'est sûrement une de celles qui a le plus de potentiel. Il s'agit d'outils pour aider les agriculteurs à prendre les bonnes décisions en les aidant à concevoir leurs rotations de cultures, de les alerter sur les risques pris sur telle ou telle pratique, etc.
La robotisation : c'est peut-être l'innovation la plus visible, on parle ici des tracteurs de plus en plus perfectionnés, des robots de traite, des robots de désherbage... qui représentent un véritable confort de travail et d’ économie pour les agriculteurs néanmoins, nous y reviendrons, avec un certain investissement associé
La génétique et la technique : il s'agit ici des progrès génétiques sur les animaux ou les plantes mais aussi de l'amélioration de tous les produits utilisés dans les champs ou dans le traitement des animaux (innovation sur les semences, sur la nutrition animale, sur les produits de biocontrôle, ...)
Pourquoi l'innovation constitue-t-elle une solution pour l'avenir de notre agriculture française ?
Nous l'avons dit en introduction, le défi à relever par le monde agricole est immense : nourrir une population croissante en ayant un impact positif sur l'environnement, avec une rémunération juste pour le producteur et un prix accessible pour le consommateur. L'équation semble presque insoluble et les agriculteurs auront besoin de toutes les forces en présence pour relever le défi.
L'innovation peut être un atout de taille pour relever ce challenge. Son intérêt semble être de plusieurs ordres :
1 - L'innovation aide au renouvellement des générations en améliorant le confort de travail.
Le renouvellement des générations représente un enjeu majeur et immédiat pour le monde agricole. Le chiffre est bien connu : un agriculteur sur deux partira à la retraite dans les cinq à dix ans à venir. Et ce n'est pas un scoop, la nouvelle génération qui s'installera ne le fera plus aux conditions qu'ont acceptées leurs aïeux. Plus question de vouer sa vie à un travail difficile, demandant beaucoup d'investissement (en temps, en énergie et en finances) et, de surcroît, à la rémunération bien aléatoire. Nourrir la population, oui, mais plus au prix de leur vie.
Les jeunes agriculteurs souhaitent un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle et ils en ont bien raison.
Ceux qui s'installent actuellement mettent déjà en place des actions concrètes : ils s'associent pour pouvoir prendre des week-ends, agrandissent leur troupeau pour pouvoir embaucher un alternant ou un salarié pour partager les heures de travail et optent pour des solutions innovantes qui leur facilitent le quotidien.
Je parle ici par exemple du robot de traite qui libère les éleveurs de ce travail quotidien ou des caméras de surveillance qui permettent la nuit de regarder depuis son portable si une vache est en train de vêler plutôt que de se lever toutes les deux heures pour aller voir par soi-même dans le bâtiment. On peut aussi parler des tracteurs chauffés ou climatisés mais aussi des pilotages semi-automatiques qui permettent de travailler dans de bonnes conditions et qui, de par leurs améliorations techniques, permettent de gagner en précision et en rapidité d'exécution.
En plus de rendre le travail plus confortable et de permettre de faire plus en moins de temps, l'innovation a aussi la vertu de donner un côté "in" au métier d'agriculteur. Cela pourrait permettre d'améliorer l'attractivité du métier auprès des fameux "hors cadre familiaux" dont nous avons et auront sans aucun doute besoin pour assurer le renouvellement des générations.
2 - L'innovation aide à résoudre les problèmes de recrutement.
On le sait, le recrutement de la main-d'œuvre agricole est de plus en plus complexe, particulièrement dans le cadre des productions saisonnières. Ce sont des métiers difficiles que les locaux acceptent de moins en moins de faire. Il faut alors trouver de la main-d'œuvre étrangère, ce qui n'est pas sans risque en période sanitairement ou politiquement trouble (nous l'avons vu lors du COVID par exemple). L'attractivité de ces métiers est un vrai sujet pour les professionnels du monde agricole.
La robotisation peut permettre d'éviter aux collaborateurs d'avoir à effectuer les tâches ingrates (comme le désherbage par exemple). L'effet est double : il y aura à l'avenir besoin de moins de main-d'œuvre (que, de toute façon, on ne trouvait plus) pour ces travaux difficiles et le recrutement sur les postes restants devrait être facilité car ces derniers devraient être plus intéressants et moins difficiles. Ce sera également un outil de taille pour fidéliser les salariés !
3 - L'innovation permet de produire plus efficacement tout en limitant son impact sur l'environnement
Là est la grande promesse de l'innovation : produire plus, en moins de temps et en diminuant notre impact sur l'environnement. La recherche ne cesse d'avancer en ce sens (bien que ce ne soit jamais assez rapide au vu des enjeux) : sélection génétique de plus en plus performante pour rendre les plants plus résistants au changement climatique, produits palliatifs aux intrants chimiques, tracteurs aux GPS ultra-affûtés... Les progrès sont nombreux !
On en vient même à parler d'un nouveau concept d'agriculture : l'agriculture de précision.
Il s'agit de celle qui permet d'agir dans les champs au bon endroit, au bon moment et avec la bonne dose de traitement. En plus d'améliorer l'impact sur l'environnement en diminuant les intrants, ces pratiques sont sources d'économies pour les agriculteurs qui utilisent moins de produits dont les coûts se sont envolés suite à la guerre en Ukraine. Et, bonne nouvelle, c'est là qu'on peut espérer être très efficaces : lorsque les intérêts économiques et environnementaux sont alignés !
Mais l'innovation améliore-t-elle le revenu des agriculteurs ?
L'innovation dans le secteur agricole, malgré ses promesses, semble ne pas toujours garantir une amélioration significative des revenus des agriculteurs.
Prenons l'exemple du machinisme agricole qui représente souvent les investissements les plus importants. D'après les dernières données de la FNCuma, les frais liés aux machines agricoles pour l'ensemble des exploitations françaises atteignent un montant de 18 milliards d'euros, représentant en moyenne 25 % des charges d'une exploitation.
L'achat de machines agricoles comme les tracteurs, les semoirs ou les moissonneuses-batteuses implique des investissements financiers considérables pour les agriculteurs.
Un tracteur vaut par exemple en moyenne entre 90 000 € et 450 000 € quand une moissonneuse-batteuse vaut entre 300 000 € et 500 000 €. Bien que ces équipements permettent de gagner en efficacité, la question se pose de savoir si ces économies compensent les investissements initiaux, surtout lorsque l'on considère qu'une moissonneuse-batteuse, par exemple, n'est utilisée que dix jours dans l'année.
Ce dilemme n'est pas nouveau : l'arrivée du tracteur dans les années cinquante a certes permis de produire davantage et avec plus de confort, mais n'a pas fondamentalement amélioré le niveau de vie des agriculteurs.
Mais, ce n'est pas un secret, beaucoup d’agriculteurs sont très attachés à leur tracteur ! Ils sont nombreux à être passionnés par le machinisme. Avoir ses propres machines peut aussi, pour certains, refléter une forme de réussite. Ces éléments, de l'ordre de l'affectif, peuvent influer sur les choix financiers du chef d'exploitation. D’autant plus qu’il existe des mesures fiscales qui encouragent ces investissements.
Cependant, les mentalités changent. Si l'usage de ces machines dans les fermes n'est pas à remettre en question tant elles apportent en confort et en efficacité de travail, la question de la manière de les financer, elle, est mise sur la table par de nombreux chefs d'exploitation. De plus en plus d'agriculteurs font désormais appel à des entreprises de travaux agricoles (ETA), externalisant ainsi les travaux dans les champs pour éviter d'avoir à investir dans des machines coûteuses et exigeantes en entretien. D'autres se regroupent en CUMA (Coopératives d'Utilisation de Matériel Agricole), ces structures coopératives permettant de partager le matériel agricole entre adhérents. Toutefois, ce modèle ne représente que 10 % du parc de machines en France. Beaucoup d'agriculteurs font valoir le problème de la disponibilité des équipements, car les adhérents ont souvent besoin des machines en même temps.
La mécanisation, bien que très bénéfique, ne semble donc pas être une solution miracle pour l'amélioration des revenus agricoles, et la gestion des investissements reste un défi majeur pour les agriculteurs français.
L'innovation : un défi collectif
Start-ups et acteurs agricoles historiques : le choc des cultures
L'innovation est une arme redoutable pour répondre aux défis du monde agricole, à condition qu'elle soit envisagée intelligemment et collectivement par l'ensemble des acteurs impliqués. Pourtant, l'arrivée massive des start-ups de l'AgriTech tend à bouleverser l'écosystème agricole, créant un véritable choc des cultures entre ces nouveaux entrants et les acteurs historiques du secteur. Les méthodes de travail et les codes diffèrent considérablement, rendant parfois la collaboration complexe. Toutefois, pour tirer pleinement parti des opportunités offertes par l'innovation, ces deux mondes devront apprendre à faire un pas l'un vers l'autre. Les start-ups se doivent d'aborder le secteur avec humilité, en concevant des solutions en étroite collaboration avec les agriculteurs et en prenant soin de bien comprendre les réalités du terrain de ces derniers. Elles se doivent également de prendre le temps de comprendre l'écosystème agricole, son organisation et ses codes. De l'autre côté, les acteurs traditionnels doivent s'ouvrir à ces nouveaux partenaires, en les considérant non pas comme des perturbateurs, mais comme des alliés capables de les aider à relever les défis auxquels ils sont confrontés.
Imaginez un monde où les compétences technologiques et la réactivité des start-ups s'associent à la connaissance agricole et au réseau des acteurs agricoles historiques... Aucun doute, en unissant leurs forces et en respectant leurs spécificités respectives, les protagonistes auront toutes les armes pour bâtir des solutions efficaces et adaptées aux besoins du secteur.
La nécessaire acceptabilité du grand public
Un aspect souvent négligé de l'innovation agricole est, à mon sens, l'acceptabilité de ces nouvelles technologies par le grand public. Ces nouvelles pratiques transforment en effet les exploitations bien au-delà de l'image idéalisée de la ferme familiale qu'ils en ont. Ces transformations, pourtant nécessaires pour relever les défis du secteur, risquent de continuer de creuser le fossé entre les réalités de l'agriculture moderne et la perception de la société. Le monde agricole doit assumer ses responsabilités en prenant les devants afin d'éviter les erreurs de communication (ou plutôt de non-communication) du passé. Pour éviter un rejet de ces innovations, il est crucial de resserrer le lien entre agriculteurs et citoyens, d’instaurer un climat d’échange, qui permette au monde agricole de faire de la pédagogie de manière proactive.
Lors de mon dernier édito sur l'agrivoltaïsme, j'avais pris l'exemple des champs recouverts de panneaux solaires au-dessus des cultures. Il est vrai que, lorsqu'on en voit pour la première fois, cela peut faire un drôle d'effet. Et si, en plus, nous n'avons eu aucune information sur le sujet, n'en parlons pas !
Ici tout comme pour les autres innovations, il semble impératif d'informer et d'éduquer les citoyens en amont, en communiquant clairement sur les bénéfices et des réalités nouvelles de ces avancées technologiques. Cela permettrait d'éviter de se retrouver dans la traditionnelle position défensive, dans laquelle se trouve presque systématiquement le monde agricole, qui se voit alors contraint de justifier ses choix face à une opinion publique souvent mal informée et méfiante. C'est d'autant plus vrai que cette mise en valeur de la technologie dans les fermes peut, si elle est bien menée, être un formidable axe de communication pour parler positivement du monde agricole !
Pour conclure, l'innovation apparaît comme un levier essentiel pour relever les nombreux défis auxquels le secteur agricole est confronté. Elle offre des solutions concrètes pour améliorer les conditions et l'efficacité de travail, attirer de nouvelles générations et réduire l'impact environnemental des exploitations. Toutefois, se pose la question du financement et de l'intérêt économique de ces technologies pour les agriculteurs. Le salut d'une agriculture moderne et novatrice ne pourra s'écrire que dans le collectif et chaque acteur du secteur, des organisations agricoles aux start-ups en passant par les agriculteurs et le grand public, aura son rôle à jouer. En fin de compte, l'innovation n'est pas une fin en soi, mais un outil puissant au service du monde agricole. À nous de décider ce que nous souhaitons en faire !
Pour aller plus loin....
Écouter l'épisode du podcast avec Hervé Pillaud :
Lire le livre d’Hervé Pillaud : Vers un monde sans faim
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